21
Il n'est rien de plus réconfortant, qu'un reflet de son enfance dans les yeux de son fils.
Tantah, 2 janvier 1937
« N'oublie jamais ceci. Une horloge n'a pas conscience du temps qui passe. Et l'Histoire est une horloge », avait dit Loutfi bey.
C'était il y a douze ans.
Taymour échangea un regard complice avec Nour. Elle était resplendissante. Et lui, à trente-neuf ans, avait pris de la prestance autant que du poids. Dire qu'il avait épousé la jeune femme trois semaines à peine après leur première rencontre ! D'aucuns auraient parlé de coup de foudre, Taymour préférait, lui, l'expression anglaise plus nuancée : « Love at first sight. » L'amour au premier regard.
Douze ans de mariage. Deux enfants. Hicham, onze ans, dont c'était l'anniversaire aujourd'hui, et Fadel, huit ans. Qui aurait pu imaginer une heure avant qu'Ahmed Zulficar ne débarque avec sa sœur dans leur maison de Guizeh que l'existence de Taymour se verrait à ce point et si vite bouleversée ?
Se penchant à l'oreille de son fils, il l'encouragea à éteindre les bougies qui scintillaient sur le gigantesque gâteau au chocolat. Sa mère égrena le décompte : un, deux, trois ! Mais, prenant tout le monde de court, au lieu de souffler, le petit Hicham enchaîna, espiègle : « Quatre ! » Fusions de youyous. Cris de joie et applaudissements saluèrent le petit-fils de Farid Loutfi bey. Ce dernier, un peu en retrait, essayait de masquer son émotion, mais son cœur n'en battait pas moins la chamade.
D’un geste furtif, il refoula une larme qui enflait dans l'angle des paupières et se retira discrètement vers la véranda. En passant devant la baie vitrée, il croisa son reflet et s'arrêta quelques secondes, surpris par l'image entrevue. Cet homme aux cheveux blancs, à la moustache blanche elle aussi, ce visage labouré de rides, était-ce bien lui ? Loutfi bey ? Soixante-six ans ? Il pensa : « Déjà ? » Hier, n’était-il pas ce petit garçon qui, à l'instar de Hicham, soufflait ses bougies avec fierté et insouciance sous les cris de joie de son papa et de sa maman ? Hier, ne recevait-il pas sa panoplie de chevalier des mains de Youssef, son grand-père adulé ?
Hier.
Un battement de paupières que la durée de nos vies ; le temps de s'y accoutumer et déjà une main nous indique la sortie. Injuste ? Non. Il était sain sans doute de céder la place une fois la mission accomplie. Loutfi partirait sans trop de regrets. Et s'il devait éprouver quelque pincement au cœur, ce serait pour l'Égypte.
En douze ans, peu de choses avaient changé. Le pays vivait plus que jamais sous la férule anglaise, et le Brave n'était plus là pour crier sa révolte. Épuisé, déprimé, Saad Zaghloul avait rendu l'âme un matin d'août 1927.
Neuf ans plus tard, le roi Fouad, la marionnette de Sa Majesté britannique, l'avait suivi dans la tombe, cédant la place à son fils unique, Farouk, un enfant de seize ans. On raconte que, dans ses derniers jours, le monarque, se sentant condamné, n'avait cessé de penser à cet adolescent, préoccupé par l'idée qu'il aurait à lui succéder sur un trône posé sur des sables mouvants et sans qu'il ait eu le temps d'acquérir une formation suffisante. Trop tard.
Le 15 mai 1936, sous les yeux de la cour réunie au grand complet, le jeune souverain avait débarqué à Alexandrie. « Daniel dans la fosse aux lions », aurait alors murmuré un journaliste anglais. La première démarche du garçon fut d'aller s'incliner devant la sépulture de son père, inhumé à la mosquée El-Rifaï. Une fois là, il était redevenu ce qu’il était : un enfant. Oubliant toutes les règles protocolaires, il s'était jeté sur le marbre fraîchement scellé et avait fondu en larmes.
L'héritier était beau. La presse avait étalé avec fierté ses photos en première page. Les deux illustrés El-Moussawar et Images publièrent des numéros spéciaux à la fois sur le deuil du pays et le retour du prince. À l'occasion, on diffusa aussi les portraits de ses quatre ravissantes sœurs et de sa redoutable mère, Nazli. De fait, on ne vit jamais tant Nazli qu'après la disparition de son époux, qui, pendant des années, l'avait tenue recluse dans le palais de Koubbeh. En coulisse, le nouveau haut-commissaire anglais, sir Miles Lampson, se frottait les mains : il ne ferait qu'une bouchée de ce petit roi. The kid, l'enfant, comme il le surnommait déjà.
Un sourire mélancolique apparut sur les lèvres de Loutfi bey. Un roi de seize ans à la tête de vingt-deux millions de sujets, d'un héritage d'environ cent millions de dollars, propriétaire de six palais et d'innombrables propriétés agricoles. Un gamin face à des adultes avides, dans un monde en ébullition. Depuis plus d'un an, l'Espagne était en proie à la guerre civile. Les Japonais s'apprêtaient à envahir la Chine. Un dictateur italien, Benito Mussolini, avait fait main basse sur l'Éthiopie, alors qu'en août 1936, à Berlin, le chancelier Adolf Hitler, célébré comme le sauveur messianique de l'Allemagne, quittait la tribune officielle des Jeux olympiques pour éviter d'avoir à serrer la main d'un champion noir américain dont les succès aux épreuves d'athlétisme ridiculisaient sous ses yeux ses doctrines sur la « supériorité » raciale des Aryens.
Que Dieu protège l'Égypte !
Mais, au cours des dernières années, il n'y avait pas eu que l'avènement d'un nouveau roi et la mort d'un patriote. Un autre événement s'était produit auquel personne n'avait prêté attention, mais qui, jour après jour, s'insinuait semblable à une maladie pernicieuse, dans le corps du petit peuple. Onze ans plus tôt, dans la ville d'Ismaïlia, un tout jeune instituteur de vingt et un ans, Hassan el-Banna, avait fondé, avec une douzaine de ses camarades, une association qu'il avait appelée la Confrérie des Frères musulmans. Le personnage affirmait haut et fort que le seul moyen de libérer la terre d'Égypte de la présence britannique passait par l'émergence d'un « islam social ». Pour y parvenir, il proposait de lutter par tous les moyens contre l'emprise laïque et de se référer à la doctrine wahhabite, cet islam pur et dur qui, depuis quelques années, s'activait en Arabie Saoudite.
Selon certaines rumeurs, le mouvement des Frères musulmans constitué au départ que de quatre cellules, approchait désormais le nombre de trois cents. Aux yeux de Loufti bey, ces gens n'étaient que des va-nu-pieds, des fanatiques, et l'Égypte bien trop laïque et tolérante pour que leurs préceptes puissent influencer un jour le pays. Non. La greffe islamique ne prendrait jamais !
– À quoi rêves-tu, père ?
Loutfi sourit.
– À ma vie, à nos vies.
Il s'empressa d'ajouter :
– Et toi, mon Taymour ? Es-tu heureux ?
– Quelle question ! J'ai une femme merveilleuse, deux enfants magnifiques et des parents exceptionnels. J'aurais mauvaise grâce à ne pas être heureux.
– Si tu le dis, c'est donc la vérité.
– Tu en douterais ?
Loutfi effleura sa moustache distraitement.
– J'entrevois de l'amertume en toi, un peu comme un mal silencieux qui aurait pris possession de ton être. Prends garde, mon fils, un homme amer passe volontiers pour un homme fini.
Taymour garda le silence.
Son père devinait bien. Depuis quelques semaines, il versait dans une névrose sourde. Après les années d'efforts que ses amis et lui avaient déployés, après avoir navigué sur des océans de mots et d'émotions, tous se retrouvaient au même point. La révolte n'aboutissait nulle part et l'Occident se souciait de l'Orient comme d'une guigne.
La veille, Ahmed Zulfikar et lui étaient attablés au café Le Bosphore, près de la place Bab el-Hadid, dégustant des esh el saraya, les « pains du palais »[82]. Dans le salon du fond, quelques clients plongés dans une torpeur reptilienne tétaient leurs narguilés. Et Ahmed Zulficar avait lui aussi deviné son état d’esprit.
– Taymour, avait-il fait remarquer, je sens une grande frustration en toi. Tu as tort. Il faut bénir l’épreuve que nous traversons et non se lamenter sur notre sort.
– Que veux-tu dire ?
– L’épreuve épuise les faibles, mais elle durcit les forts.
– Au diable la sagesse, Ahmed ! s’était-il emporte.
Zulficar avait secoué la tête.
– Rappelle-toi la parole du Prophète : « La patience es bonne ». La pâte est lourde, j’en conviens, mais nous sommes un bon levain.
– Ouvre les yeux, écoute, mon ami. Nous sommes, toi et moi, depuis quatre ans députés du Wafd mais n’avons jamais été foutus de faire passer la moindre loi.
– Tu as tout de même provoqué un sacré tollé à l’Assemblée, voilà quelques temps. L’aurais-tu oublié ?
En pleine session parlementaire, Taymour s’était en effet écrié : « L’état de fait qui se prolonge accuse dans le monde notre statut d’humains de seconde classe ! » Dangereusement éloquent, il était aussi écouté de ses collègues qu’exécré du palais, et ce coup de sang avait fait les manchettes. Mais, deux semaines plus tard, il avait oublié.
– Un enfant règne à présent sur l’Égypte, reprit Taymour, et nous savons bien que, tout comme son père, il sera tenu en échec, bâillonné par une nuée de moucherons chamarrés. Même les cafards, dans ce pays, sont au service du palais et des Anglais ! C’est tout le temps la même sarabande infernale avec ces tyrans : un pas en avant, deux pas en arrière, à l’image du fox-trot que l’on danse dans les cercles occidentaux du Caire. Ce que je crains, c’est que dans cette espèce de Pax britannica imposée au monde arabe, nous finissions par trouver un certain confort et baissions la garde. Nous sommes maudits !
– Non, Taymour. Non. Aie confiance. Nous traversons une longue épreuve. Mon oncle, Dieu ait son âme, n’est plus. Mais demain d’autres surgiront de l’ombre.
– D’autres hommes ?
Taymour avait fait mine d’examiner les clients autour de lui.
– Où sont-ils ? Je ne vois ici que des endormis.
Oui. L’Égypte dormait…
– Alors ? grommela Farid. Tu veux bien me répondre ?
La question de son père ramena Taymour au présent.
– Non, bredouilla-t-il, tout va bien. Point d’amertume.
Son regard se perdit dans les nuages, parmi les champs de coton qui s’étendaient à perte de vue.
Ahmed Zulficar avait dit : « Demain d'autres hommes surgiront de l'ombre. »
Où ? De quel coin de la terre d'Égypte viendraient-ils ? L'un d'entre eux était-il déjà né ?
À quelque quarante kilomètres de là, au même instant, dans une modeste école du Caire, un jeune homme d'une vingtaine d'années s'enflamme, mais sans hausser le ton. Tous ses traits vibrent. La passion du sujet le dévore. La politique. La politique. L'Égypte. L'Égypte. Ses professeurs essayent tant bien que mal de calmer ses ardeurs. Il reste intraitable. On dit qu'il organise même des rencontres chez lui, dans le minuscule logement qu'il occupe rue Khamis el-Ads, ou dans le jardin de la mosquée Sidi el-Chaaraoui, où il a l'habitude de se rendre pour étudier, méditer.
L'homme est grand. Un mètre quatre-vingt-quatre. L'œil est noir de jais. Le sourire est à la fois enchanteur et carnassier. Tout en lui respire la force, la détermination et l'audace.
Il s'appelle Gamal Abdel Nasser...
*
Jérusalem, 4 janvier 1937
David Ben Gourion, de son vrai nom David Gryn, tapota affectueusement la main de Josef Marcus.
– Veux-tu que je te dise, mon ami ? La réponse à ta question est simple : le sort d'Israël dépendra de sa force et de son sens de la justice. Les deux éléments sont indissociables.
Josef approuva d'un hochement de tête.
Cet homme l'étonnerait toujours par sa vivacité, son intelligence, mais surtout son extraordinaire esprit visionnaire. Ni la faim, ni la pauvreté qu'il avait connue, ni ses crises de malaria qui s'emparaient de lui sans prévenir et le laisser épuisé, cassé, rien ne semblait pouvoir dominer le personnage. À l'instar de Marcus, il était venu de Pologne vers 1906, à dix-neuf ans, originaire d'une petite ville industrielle, Plonsk, à une soixantaine de kilomètres de Varsovie. Fils d'avocat, il avait découvert le sionisme en épiant derrière la porte du bureau de son père les conversations des amoureux de la terre de Sion, seulement, à la différence de ceux qui se contentaient de discuter de sionisme, lui, David, voulait le vivre. Il avait donc plié bagage et s'était rendu en Palestine, troquant assez rapidement le nom de Gryn contre celui de Ben Gourion. En effet, à ses yeux, il n'y avait rien d'hébreu dans le nom de Gryn ; en revanche, celui de Ben Gourion – qui signifiait « fils de lion » – figurait un héros du siège de Jérusalem au temps des Romains. Voilà qui avait tout de même plus de panache.
– Pardonne-moi, David, intervint tout à coup Irina Marcus. Tous ici ne pensent pas comme toi. Tu le sais bien. Les Arabes se sentent volés, humiliés, dépossédés. Comment réussir à les convaincre de nous accepter ?
À trente-sept ans, la fille de Josef Marcus n'avait plus rien de la petite fille fragile d'antan qui partageait jadis les jeux des enfants de Hussein Shahid. Mariée depuis sept ans avec Samuel Bronstein, un Polonais natif d'Otwock ; mère d'Avram, un garçon de six ans, la gamine avait cédé la place à une femme d'une blondeur étincelante, grande, épaules carrées, dotée d'un caractère volontaire et d'une allure presque virile.
Ben Gourion passa sa main à plusieurs reprises dans sa chevelure grisonnante, considéra un instant Irina avant d'annoncer :
– En leur disant la vérité.
Elle fronça les sourcils.
– Oui. Le premier pas vers une entente entre les deux peuples est de ne pas cacher au peuple arabe la vérité pleine et entière ; il existe un peuple juif de dix-sept millions d'âmes qui, en raison de son instinct de conservation, aspire, est obligé d'aspirer à rassembler le maximum possible de ses membres en Palestine. Tu as raison, Irina, lorsque tu fais observer que cet élan n'est pas partagé et encore moins souhaité par les Arabes de Palestine, lesquels veulent maintenir dans le pays un statu quo qui, lui, a un caractère de domination démographique nettement arabe. Seulement voilà, ils n'ont pas le choix. Il est indispensable qu'ils comprennent que notre retour à Sion est soutenu par un facteur puissant : l'impératif de vie, la volonté de vivre d'un peuple, légitimée par les souffrances de deux mille ans d'Histoire.
Le « fils de lion » marqua une courte pause avant de poursuivre :
– C'est seulement sur cette base – la reconnaissance par les Arabes de cette évidence – qu’il sera possible de parvenir à une entente mutuelle. Et…
Marcus ouvrit la bouche manifestement pour protester, mais n'en eut pas le temps.
– Patience, Josef ! J'ajoute et précise : cette entente ne sera pas possible sans la reconnaissance de notre part d'une autre évidence : nous trouvons installés en Palestine depuis des centaines d'années des masses arabes dont les ancêtres y sont nés et morts et qui considèrent cette terre comme leur pays, un pays où ils veulent aussi vivre aujourd'hui, comme dans le futur. Nous devons donc impérativement accepter cette réalité et en tirer toutes les conclusions qui en résultent. C'est la base même d’une compréhension véritable entre les Arabes et nous.
– Un vœu pieux, David, sourit Josef Marcus. Tu imagines bien que l'effort de compréhension que tu demandes ne viendra pas en premier lieu des Arabes, car ce qui est pour nous une vérité sans appel – la volonté du peuple Juif d'avoir son propre pays – n'est pas compréhensible pour eux.
– C'est exact. Seule notre croissance en nombre dans le pays peut les amener à reconsidérer notre situation et à reconnaître qu'ils n’ont pas seulement affaire aux Juifs de Palestine, mais au peuple juif tout entier. C'est une question de temps.
– C'est donc le temps qui les contraindra, nota Irina. Le fait accompli. Comme le proclament les Jabotinsky, les Stern, les Begin et autres extrémistes de droite.
David Ben Gourion poussa un cri, presque un rugissement.
– Non ! Je n'ai jamais envisagé cela. Je suis parfaitement conscient qu'il y a parmi nous des personnes qui refusent de reconnaître l'existence de sept cent mille Arabes en Palestine et qui n'ont pas tiré les conclusions qui s'imposent de cette évidence. Mais, à mes yeux, il existe dans le monde un principe établi : c'est le droit à l'autodétermination. Nous-mêmes avons été toujours et partout de fervents défenseurs de ce principe. Nous sommes de tout cœur favorables à l'autodétermination pour tout peuple, pour toute partie d'un peuple, pour tout groupe humain et il ne fait aucun doute que le peuple arabe de Palestine a droit à cette autodétermination. Ce droit ne doit être ni limité ni conditionné par les conséquences que cela peut entraîner pour nous. Nous ne devons pas limiter la liberté d'autodétermination arabe par crainte que cela rende notre action plus difficile. Le fond moral qui est à la base de l'idéal sioniste, c'est la conception selon laquelle le peuple – tout peuple – représente une fin en soi et non un moyen dont disposent les autres peuples et dont ils se servent pour leur fin propre. Nous ne pouvons considérer les Arabes de Palestine comme un moyen, ni décider de leurs droits selon nos plans, même dans le cas où tout dépendrait complètement de notre volonté[83].
Il prit une courte inspiration et demanda :
– Ai-je été clair, mes amis ?
Irina opina avec un sourire.
– Espérons seulement que ces autres personnes que tu as mentionnées, celles qui refusent de reconnaître l'existence de sept cent mille Arabes en Palestine, partagent ta sagesse, David.
*
Paris, 5 janvier 1937
Accoudée au Pont-Neuf, Dounia se tut et l'allégresse qui la soulevait un instant plus tôt se mua en mélancolie. Le changement d'humeur n'échappa pas à Jean-François.
– Qu'y a-t-il, mon ange ? Tu t'éloignes.
Elle lui adressa un vague sourire.
– Je suis là. Et un peu ailleurs.
– Bagdad ?
Elle montra les eaux du fleuve qui roulaient sous les arcs de pierre.
– Douze ans que je vis à Paris et c'est un réflexe que je maîtrise toujours aussi mal : est-ce la Seine ou le Tigre ?
– Tous les fleuves se ressemblent.
– Je n'en suis pas certaine. En tout cas, ils n'ont pas la même histoire.
– Il est question que je parte en Palestine d'ici la fin de l'année. Veux-tu m'accompagner ? Ensuite, si tu le souhaites, nous pourrions aller rendre visite à Nidal, à Bagdad.
Une expression de joie presque enfantine illumina le visage de Dounia. Elle se lova contre lui. Dix ans de mariage sans qu'à aucun moment s'émousse la ferveur qui les liait. S'il n'y avait eu cette révolte syrienne, il est probable que Dounia serait toujours à Alep et, le temps passant, leur histoire se serait diluée dans la frustration et la lassitude. Une véritable tragédie d'ailleurs que cette révolte. Des villages incendiés, des rebelles pendus sans procès, dont les dépouilles avaient été exposées à la vue des habitants sur la grand-place de Damas et la ville bombardée pendant trois jours et trois nuits l’artillerie du général Gamelin puis ravagée par les flammes. Au fil des semaines, la répression menée par l'armée française avait eu l'effet contraire de celui escompté. Jour après jour, des volontaires de tous âges étaient venus grossir les rangs des insurgés et aucune cible n'avait échappé aux hommes du sultan El-Atrach. Deux ans. Deux ans d'un bras de fer. Si des mésententes n'étaient apparues sur l'objectif à peindre et la façon de l'atteindre entre les différentes familles et communautés syriennes, l'affrontement aurait duré beaucoup plus longtemps.
Levent saisit la main de Dounia et ils marchèrent lentement vers la rive gauche. L'air était fluide et pur et les toits se coloraient de rose aux abords du soir. L'hiver vibrait sur un Paris en proie aux tensions sociales de toutes sortes : chômage, crise agricole, paralysie du commerce, sans oublier les scandales politiques et financiers, l'affaire Stavisky n'étant pas des moindres. La IIIe République poursuivait cahin-caha son chemin vers l'abîme. Heureusement qu'une dizaine de jours plus tôt l'Exposition internationale universelle avait ouvert ses portes, prodiguant une bouffée d'oxygène à une société à bout de nerfs.
– Hier, dit Levent, tandis qu'ils remontaient le long du quai de Conti, j'ai fini de lire les Mémoires de Lawrence. Quel homme et quel destin ! Les deux m'ont paru aussi complexes l'un que l'autre.
Il sortit un bristol de la poche de sa veste et lut :
– « Tous les hommes rêvent, mais inégalement. Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit s'éveillent au jour pour découvrir que ce n'était que vanité ; mais les rêveurs diurnes sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts, pour le rendre possible. » Intéressant, n'est-ce pas ?
– El-Aurence, comme le surnommaient paraît-il les Arabes, s'est, hélas, trompé de rêve. Dommage. Et quelle fin stupide. Un accident de moto à quarante-six ans, alors que pendant des mois il a passé son temps à flirter avec la mort. Absurde !
Levent commenta avec une moue dubitative :
– Absurde et frustrant. Nous ne saurons jamais qui se cache derrière la mystérieuse dédicace imprimée que l'on trouve au début de l'ouvrage : « À S.A. » Un homme ? Une femme ?
– Que dit-elle ?
– Oh, mais c'est une véritable déclaration d'amour ! Des gens du Quai d'Orsay chuchotent que Lawrence aurait eu un penchant pour le sexe masculin et que S.A. correspondraient aux initiales de son amant, Selim Ahmed, un jeune Syrien dont il aurait fait la connaissance à l'époque où il se livrait à des fouilles archéologiques au nord de la Syrie.
– Amant ou non, quelle importance ! Si seulement il avait fait preuve de plus de prévoyance, peut-être n'en serions-nous pas arrivés là.
– Je vais te décevoir, mais je pense que même si Lawrence avait compris plus tôt qu'il était manipulé par ses supérieurs, il aurait quand poursuivi sa mission.
– Alors, il a eu raison d'écrire : « Les rêveurs diurnes sont des hommes dangereux. »
*
Bagdad, 6 janvier 1937
À soixante-quatre ans, la lassitude du corps avait rejoint celle de l'esprit. Nidal el-Safi grimaça en se calant dans le fauteuil. Sa sciatique se rappelait à lui. Il jeta un regard circulaire sur l'assemblée réunie chez Rachid el-Keylani : trois députés, parmi lesquels Chams, son propre fils, qui, à défaut de prendre les armes, s'était lancé dans la politique.
Il éteignit la cigarette et essaya de se concentrer sur les propos de leur hôte.
Depuis que son oncle le naquib, ex-Premier ministre de Fayçal, était décédé, Rachid était devenu une figure de proue de la politique irakienne. Il avait occupé successivement les fonctions de ministre de la Justice, de l'Intérieur et même celle de Premier ministre. Puis les choses s'étaient envenimées en 1930, au moment de la nomination à ce poste d'un personnage à l'égard duquel on ne pouvait éprouver que mépris : Nouri el-Saïd. À coup sûr le politicien le plus honni du peuple, de la famille El-Keylani et de Rachid en particulier. Démoralisé, ce dernier avait claqué la porte et fondé son propre parti, la Confrérie nationale, qui devait favoriser les objectifs des nationalistes s'inspirant largement des options prises par le grand mufti de Jérusalem, Amin el-Husseini, lequel préconisait une alliance avec l'Allemagne nazie. Pour expliquer ce choix, le mufti affirmait que, s'il existait une chance, aussi infime fût-elle, pour que la Palestine fût libérée de ces pestiférés d'Anglais et des sionistes, elle viendrait de Berlin. Rachid était parvenu à la même conclusion concernant l'avenir de l'Irak.
Aujourd'hui, à quarante-cinq, ses nouvelles convictions se reflétaient dans ses traits creusés et son regard incroyablement durci.
Le naquib était décédé, et le roi Fayçal aussi.
L'émir, à qui Lawrence avait promis de régner sur un empire arabe, s'était éteint à Genève, victime d'une crise cardiaque alors qu'il buvait une tasse de thé. Il était mort, le 7 septembre 1933, le visage tourné en direction de La Mecque où régnait à présent Ibn Séoud, l'ennemi héréditaire, gardien des deux mosquées et fondateur d'un royaume – l'Arabie Saoudite – qui semblait voué à un fabuleux destin grâce à la manne pétrolière découverte dans ses sous-sols et que nul n'avait vue ou pressentie, pas même le colonel Lawrence.
Fayçal disparu, son fils, Ghazi Ier, jeune homme timide, sans grande expérience, fervent défenseur du nationalisme arabe et opposant farouche à l'Angleterre était monté sur le trône. Nul doute qu'au tréfonds de lui il souhaitait la naissance d'une grande nation arabe, sous l'égide d'un Irak libre et indépendant. Peu après son accession au pouvoir, il avait inauguré une station de radio : Kasr el Zouhour, le Palais de fleurs, qui se voulait un véritable outil de propagande dédié à la cause arabe. Et puis... brusquement, un coup de théâtre avait tout bouleversé.
Le 19 octobre 1936, aux premières lueurs de l'aube, sous l'influence d'un politicien d'une cinquantaine d'années d'origine turque, Hikmet Süleyman, le général kurde, Abou Bak Sidqi, avait lancé une attaque-surprise sur Bagdad, le Premier ministre d'alors, Yassin el-Hashimi. C’était le premier coup d'État militaire dans l'histoire du pays et aussi le premier du monde arabe moderne.
Le roi ? Ghazi Ier se réfugia dans son palais, terrifié.
Les Anglais ? Pétrifiés.
Les parlementaires ? Cloués sur leurs bancs.
L'opinion publique ? Muette, attendant, la suite des événements.
Abou Bakr Sidqi avait convoqué le cabinet et sommé de démissionner sur-le-champ.
Dans toutes les capitales orientales, on suivit d'heure en heure les événements de Bagdad. Les discours de Sidqi galvanisèrent une bonne partie de l'opinion arabe : « L'arabisme, déclara-t-il, est parti de bonnes intentions qui se sont diluées dans des flots de paroles et n'ont inspiré aucune action décisive. » Hikmet Süleyman, lui, annonçait au contraire des réformes, la lutte contre la corruption, le renforcement de l'armée, l'augmentation de l'impôt sur le revenu et l'héritage, le développement de l'enseignement, une législation sociale avancée, la création de monopoles économiques... Bref, l’application du modèle turc créé par Atatürk.
Toutefois, assez rapidement, le château de cartes s'effondra. Le groupe qui avait soutenu Sidqi après le putsch n'obtint que 11 % des voix aux élections. Insensiblement, les électeurs s'étaient écartés de celui qu'ils considéraient désormais comme un banal dictateur.
En ce matin de mai 1937, El-Keylani pouvait donc annoncer :
– Mes amis, tout est consommé. Sidqi a démissionné. Ghazi Ier est sur le chemin du retour. Demain au plus tard, le fils du défunt Fayçal réintégrera sa place sur le trône.
– Quel fiasco ! s'exclama un député. Tout ce chamboulement aura duré dix-neuf mois et pour quel résultat ? Comme aurait dit notre ami Shakespeare : Much ado about nothing. Beaucoup de bruit pour rien.
– C'était prévisible, déclara El-Keylani.
– Ah bon ! Personnellement, j'étais certain que Sidqi avait encore de beaux jours devant lui.
– C'était prévisible, parce qu'il lui a manqué l'essentiel : l'appui d'une véritable armée. Avouez que, pour un général, voilà un faux pas impardonnable.
– L'armée ? ricana le député. Quelle armée ? La nôtre ne ferait pas peur à une mouche. Pendant toutes ces années, les Anglais l’ont entretenue dans un état si pitoyable qu'elle ressemble à tout sauf à... une armée.
– Vous l'aurez donc compris, mes amis, rétorqua El-Keylani avec un sourire énigmatique : désormais, tout devient possible.
– Ce qui signifie ? interrogea Nidal el-Safi.
– Ce qui signifie que, sans le vouloir, Bakr Sidqi et ses acolytes ont lancé une idée qui risque de faire des émules. Je suis convaincu que d'autres, ici ou ailleurs, ne manqueront pas de s'en inspirer.
– Tu veux dire que des coups d'État risquent de se produire dans le monde arabe ?
– Je le pense, en effet. Tôt ou tard, des militaires arracheront le pouvoir aux hommes politiques. Ici. Ou ailleurs. Il suffira d'un homme providentiel.
Rachid avait prononcé ces mots avec un imperceptible sourire au coin des lèvres ; celui d'un gamin s'apprêtant à se livrer à une farce.
L'heure du déjeuner avait sonné : ils se levèrent tous et se dirigèrent vers la salle à manger.